Comment, en huit Jours, un sac de courrier est acheminé de Paris à Santiago
Georges Hamel, dit Géo Ham (1900-1972), connut son heure de gloire entre les deux guerres comme peintre, illustrateur et affichiste. Comme nul autre, il crayonnait les automobiles, les trains et les avions. En 1932, il effectua le voyage Toulouse-Santiago pour "mieux rendre compte". Par Géo Ham.
Par cette aube pluvieuse, l'aéroport de Toulouse s'éveille lentement ; seul, sous un hangar, brille dans la lumière crue des lampes à arc un grand avion argenté que coupent sans cesse les ombres mouvantes d'une foule de mécaniciens, pilotes, radios, douaniers et postiers... Sur la terre-plein s'entassent des sacs de courrier sur lesquels je lis au hasard : Dakar, Rio, Buenos Aires, Santiago... Et je salue en eux mes futurs compagnons de voyage, ceux qui partageront avec moi le fond obscur de la carlingue ; j'assiste à leur embarquement dans la cabine arrière déjà envahie par les nombreux colis postaux, valises et paquets dont le transport est admis jusqu'à Casablanca.
L'hélice tourne... Qu'attend-on ? Pour toute réponse, on me montre la camionnette qui, dans le halo de lumière, vient de déposer sous la grande aile des sacs de lettres descendus quelques minutes plus tôt du train : c'est le correspondance de Paris. Un autocar sortant également de l'ombre amène des passagers, car jusqu'au Maroc le service n'est pas strictement postal et l'avion est un grand appareil confortable pouvant contenir douze personnes. Je ne fais donc pas encore connaissance avec la soute aux bagages.
Vérification des passeports ; serrements de main... Dans le grondement de ses 500 ch le Laté 28 sautille dans les flaques de boue, gagne les balises aux feux rouges et s'élève dans les rafales de pluie. Il est 5h.30 ; l'avion pique vers le sud. Bientôt l'orage éclate et les remous nous secouent fortement ; notre pilote, Delpech, lutte contre les éléments déchaînés ; la T.S.F crépite ; par les hublots les éclairs irradient la cabine et la foudre éclate près de nous... Nous sommes obligés d'atterrir à Carcassonne où l'on nous confirme téléphoniquement que la tempête fait rage sur Barcelone.
Qu'importe !... Le courrier est chose sacrée que ne doivent retarder ni les hésitations ni les fatigues d'un équipage : Vingt minutes plus tard, nous décollons en direction de l'Espagne, et Delpech, vieux routier de la ligne, va tenter de passer par le Perthus. Nous prenons donc de la hauteur : mille cinq cents... deux mille mètres... Et nous voilà bientôt au dessus des Pyrénées que cachent des écharpes de brume. Quelques minutes d'arrêt à Barcelone pour déposer des sacs postaux et nous survolons les côtes catalanes bordées de plages d'or ; puis voici Villaneuva où Lalouette et de Permangle se tuèrent l'année dernière en tentant un record : voici Tarragone, Peniscola et Alicante enfin où, sur l'aérodrome, un avion nous attend moteur au ralenti.
Itinéraire de la ligne aéropostale Toulouse-Santiago du Chili.


Transfert des bagages, potage brûlant à la cantine et nous reprenons notre course.
Vers 1 heure, la Sierra Nevada nous apparaît avec ses monts désertiques sur lesquels se profile l'ombre bleue de notre avion ; puis Gibraltar surgit avec son orgueilleux rocher et sa rade où sommeillent les cuirassés anglais. Et voici l'Afrique : alors le décor change brusquement. Je reconnais les classiques paysages agrémentés de palmiers et de chameaux. Larache passé, voici les plages de Média et Salé, grouillantes d'une population bariolée ; puis Rabat, que domine le palais du sultan. Nous descendons en une large spire et l'oiseau de France se trouve entouré d'Arabes en costumes éclatants.
La baguette d'un magicien n'eût pas fait surgir sans plus d'étonnement pour moi ce peuple bigarré dans ce décor de minarets, de mosquées et de jardins... D'étranges têtes enturbannées se penchent sur l'avion pour s'emparer des sacs de courrier... Et, sans même avoir quitté la carlingue, nous repartons vers Casablanca où pilote et appareil termineront leur étape ; Il sera 18h.10. Sur l'aérodrome, un Laté 26 m'attendra. J'envie un instant les passagers qui vont gagner la ville fraîche... Mais Parisot et, derrière lui, le radiotélégraphiste sont déjà prêts pour l'envoi au-dessus du désert ; dans la soute arrière, les indigènes chargent le fret et je m'installe tant bien que mal dans cet étroit réduit encombré de colis, d'armes et de sacs. Pour me donner de l'air et du jour, on a retiré le couvercle de ma boîte ; et le vent, qui n'est retenu par aucun pare-brise, me laboure le visage.
Dernières recommandations concernant la génératrice qui tourne à quelques centimètres de ma tête ; salut de la main à l'équipage avec lequel je vais partager une nuit pleine d'aléas ; et, dans le vrombissement du moteur, au milieu d'un nuage de poussière, nous décollons. À la verte campagne ont succédé les dunes et les monts roux de l'Atlas. Le soir tombe : l'ombre de notre appareil nous a quittés. Nos feux de position s'allument ; je me recroqueville dans mon 'poil de chameau' transpercé par le froid subit des nuits sahariennes ; je me retourne, dos à la route, et dans mes lunettes brille comme une veilleuse le feu arrière du 'stabilo'. Au-dessus de moi l'échappement lance de longues flammes bruyantes.

Le Débarquement Du Courrier

Des Touareg Se Pendent Aux Ailes Pendant Les Manoeuvres D'atterrissage.
Je n’ai plus pour horizon que les sacs de courrier dont chacun représente une étape de ma randonnée et mon coude s’appuie sur un couffin de cuir rouge, le dernier venu de mes compagnons, qui évoque ce prestigieux Maroc dont mon pied n’aura même pas touche le sol... Puis, malgré l’inconfort, je m’assoupis...
Des claquements m'émerveillent : moteur réduits, nous descendons vers un rectangle lumineux entouré de petits feux rouges : c'est Agadir. Officiers et indigènes nous entourent. Un magnifique guerrier chleuh, entre autres, attire mon attention : son turban bleu, sa ceinture hérissée de poignards aux pommeaux de cuivre et la grosse cordelière qui retient sur sa poitrine de nombreux fétiches et amulettes lui donnent grand air.. Mais, geste attendu, le voilà qui relève son burnous, ajuste des lunettes sur son masque sauvage et enjambe délibérément la carlingue de l’avion dans lequel nous venons prendre place! Avec une impassibilité tout orientale, il s’installe a coté de moi sur un fût d’eau douce. En cas de panne chez les pillards du Rio del Oro, ce Chleuh doit nous servir d’interprète, discuter notre rançon et tenter d'éviter notre massacre. Et je songe avec un frisson aux supplices qu’a chaque voyage risque notre pilote.

Et Guerriers Maures De Cap-Juby.
Malheureusement, le poids de ce passager ajouté au mien a alourdi l’avion qui est force de monter aux balises pour allonger son terrain. Et tout d’un coup c’est le craquement, le choc formidable ; l’appareil s’est couché dans la poussière, son train d’atterrissage brisé contre un moteur abandonné dans le sable par des aviateurs militaires.
Quelques minutes plus tard, ayant une fois de plus change d’avion, nous n’en prenons pas moins notre vol et abordons, tous feux éteints, dans un épais brouillard, la zone dangereuse espagnole. Mon compagnon de route, maintenant assis sur le courrier, s’est pelotonné contre moi ; les manches de ses poignards m’entrent dans les cotes et m’empêchent de dormir... Je pense alors à la France que dix sept heures de vol ont rendue déjà si lointaine... Le moteur tourne régulièrement et, dans ma demi conscience, j’imagine les pistons qui exécutent leur diabolique va-et-vient, les bougies qui crépitent brûlantes, l’huile ruisselle dans les tubulures, tout ce cœur monstrueux dont une microscopique poussière pourrait entraver les pulsations et nous précipiter infailliblement dans la mort, car ni les dunes ni les tribus dissidentes ne nous pardonneraient une panne.
Chef de tribu chleuh.

A 1 h 15 nous arrivons a Cap-Juby ; une enceinte de fils barbelés nous sépare seule des campements d’insoumis aux aguets ; de bruns guerriers voiles nous accueillent avec des cris gutturaux et nous offrent des œufs frits a L’huile d’arachide. Un chef maure a remplacé le beau Chleuh ; nous nous élevons maintenant au-dessus d’une mer de nuages sur laquelle la lune répand une lumière laiteuse; notre avion se découpe tragiquement jusqu’au moment où il s’enfonce dans la nuit pour venir survoler en un large virage Villa Cisneros : dans le quadrilatère que dessinent les projecteurs, un sac de lettres tombe parmi les silhouettes lilliputiennes qui s’agitent... Et nous passons. Ce n’est qu’a l’aube qu’apparaîtra Port-Etienne dans la blondeur de ses dunes : pour faciliter l’atterrissage, des Touareg se pendront aux ailes par grappes bondissantes. Mais je ne jouirai guère du pittoresque des lieux puisque au bout de dix minutes nous survolerons à nouveau le désert fastidieux, accablant, infini...
L'aéropostale-II Avec Son Grand Pavois, En Vue De Natal.



L’atmosphère est irrespirable et je cherche en vain l’ombre dans mon étroit réduit, parmi les tôles brûlantes et les vapeurs enflammées que l'échappement crache près de mon visage; or je n’ai bu que deux verres d’eau depuis Toulouse...
II y a pourtant des êtres qui vivent dans cette fournaise: tels les méharistes dont les tentes bleues entourent ce petit fortin de terre, Nouakchott, perdu dans le bled. Un drapeau français flotte : jalon tricolore sur la route postale.
Cependant les dunes se piquent de boqueteaux roussâtres; bientôt apparaissent les paillotes et les eaux limoneuses du Sénégal : voici l’aérodrome de Saint-Louis et, vingt minutes plus tard, celui de Dakar. Ardemment j’avais souhaite une halte.. Mais tandis que l’équipage va chercher à la cantine un peu d’aliments et de sommeil mérités, une voiture de poste me cueille avec le courrier... et je continue ma course folle comme une balle que des joueurs habiles se passent de main en main. Et maintenant un chauffeur intrépide m’entraîne dans la ville à une allure vertigineuse, parmi les indigènes qu’effarouche notre sirène spéciale.

Un Nègre Portugais De Quart.
Dans le port, le petit aviso Aéropostale-ll, prévenu de notre arrivée par T.S.F., est prêt à appareiller. On me pousse sur la passerelle qui se relève aussitôt ; et, dès que les Noirs ont lancé à bord le dernier sac de courrier, la coque blanche s’écarte du quai dans un bouillonnement d'écume. Traverser l’Atlantique en quatre-vingt-seize heures sur un bateau si léger est un tour de force; et pourtant le port est désert : les héros de ces raids n’ont point d’admirateurs.. La sirène mugit : dernier adieu à la terre. Je n’ai qu’un désir : absorber quelque chose. Et puis m’étendre enfin... Mais, hélas ! l’aviso est tellement sensible au roulis qu’il est impossible de rien manger ni de se maintenir sur une couchette; d’ailleurs, il n’eût point fallu chercher à dormir tant la tête est martelée par le bruit que font les paquets de mer contre les hublots.
Au carré des officiers : le tri du courrier par Baptistini.

Au soir du deuxième jour, la houle tombe : nous approchons de l’équateur; accablé par la chaleur, je contemple avec un spleen infini le ciel d’encre et la mer de plomb.
Comme aucun navire n’emprunte jamais cette route, c’est la solitude complète seuls de sinistres oiseaux noirs, les 'veuves', strient l’océan de leur voie étrange : on les dit habités par les âmes des trépassés à la recherche de leurs restes humains. Bientôt, heureusement, le soleil réapparaîtra, les hommes de quart quitteront leurs suroîts ruisselants et leurs bottes de caoutchouc pour la tenue blanche ou le pyjama ; la gaieté reviendra et nous passerons joyeusement la Ligne.
'Terre... a crié' Decaen dans l’après-midi du quatrième jour. La bande orange des falaises émerge des flots; et bientôt se précisent les ‘bosses de dromadaire’, le Pinto et la plage de Petropolis.
Derrière la voile rouge du bateau-pilote nous nous engageons dans le no Grande do Norte pour aller jeter l’ancre en face de Natal. La sirène mugit trois fois. Le pont du petit navire est envahi par les employés du service de santé; les douaniers viennent contrôler les registres et ouvrir quelques sacs; puis le précieux courrier est lancé à bord d’une vedette.
Baptême des tropiques atlantiques. Une heure de détente : le passage de la Ligne fêté joyeusement par les membres de l’équipage. Suivant la coutume, Neptune, trident en main, préside à la toilette du néophyte assisté des deux gendarmes aux chéchias étoilées.


II faut quitter mes amis, non sans leur avoir promis de regagner l’Afrique avec eux; promesse que je tins. Mais pouvais-je deviner alors que je participais à leur dernier voyage, que quelques jours plus tard la nouvelle se répandrait du naufrage de l’Aéropostale-II ? Je vous verrai toujours, Dumont, Baptistini, Decaen, à la coupée de votre beau bateau blanc! Dans nos dernières effusions, vous m’assuriez de votre amitié. Les nègres et les mécaniciens étaient rangés le long du bastingage pour me serrer une dernière fois la main. Hélas ! vous n’êtes plus maintenant que des ombres dans les flots verts et je voudrais faire un pèlerinage dans les mers équatoriales pour voir voler dans un ciel sombre les ‘veuves’ portant en leurs flancs vos âmes héroïques !
De la vedette j’ai sauté dans une Ford qui m’emmène rapidement à travers la ville, puis fonce dans la campagne: souvenirs bien imprécis de maisons roses, jaunes ou bleues, puis d’une piste sablonneuse coupée d’immenses flaques d’eau; des palmes se croisent au-dessus de nos têtes de merveilleux papillons et des perruches vertes animent la forêt : première vision d’exotisme... Sur le terrain un Laté 26 tourne au ralenti. Le pilote Rolland et le radio Saoulas sont à leur poste; leurs têtes casquées dominent le fuselage rouge sur lequel flamboie l’audacieuse mention : ‘France-Amérique’. Rendu à la compagnie du courrier, je n’ai que le temps de creuser mon nid parmi celui-ci... Et nous prenons un envol rapide. Il est 15 h 55. Après un coup d’œil aux débris de l’avion transatlantique de Challe, nous naviguons interminablement au-dessus de monotones lagunes pour n’arriver que le soir à Récife, la curieuse cité lacustre pompeusement appelée la ‘Venise du Brésil’. Les renseignements météorologiques sont défavorables. Le pilote osera-t-il reprendre le vol dangereux au dessus de la brousse ?

Ne partez pas ; nous crie-t-on. Mais Rolland montre les sacs multicolores qui doivent être ce soir a Bahia à; et nous nous lançons dans la nuit: une nuit opaque et froide qui ne me permet pas de distinguer le bout des ailes ; suspendu dans l’obscurité au-dessus du " matto " ce désert de broussailles hérissées, je ressens une affreuse impression de solitude, d’abandon.
Et cependant, de tous cotes, des stations de T.S.F nous recherchent pour nous guider. N’est-il pas vrai qu’a Paris la direction de l’Aéropostale elle-même, renseignée d’heure en heure sur notre situation, prend sa part de nos angoisses ? Devant moi j’aperçois, éclairées par les lampes de bord, les têtes de deux hommes dont j’aurais tort de douter; et mon malaise se transforme en un banal ennui. Les rates du moteur m’avertissent de notre descente sur Maceio dont les lumières et les projecteurs percent difficile ment la brume. Le plafond est de plus en plus bas ; à peine avons-nous touche le sol que de larges gouttes de pluie commencent à tomber, qui nous contraignent a remiser l’avion.. en dépit des objurgations du pilote mal résigné.


Et comme l’orage est imminent, nous avons le temps, pour dîner, de gagner la ville dont les faubourgs, à l’occasion de la Saint-Jean, sont illumines : les nègres, endimanchés, fiers de leur chapeau de paille et de leur pantalon blanc, dansent autour des cases au son de la guitare, des chants et des pétards. Les rues sont parcourues par les farandoles des ‘Mulatines’, belles jeunes filles au teint d’ambre, parées de fleurs. Mais je tombe de fatigue et de sommeil.

L'avion postal éclairé par ses fusées de roues à son arrivée à Mendoza.

De retour au terrain on m’offre alors pour attendre plus confortablement l’éclaircie la couchette tant souhaitée... Mais ayant appris qu’un serpent avait été tue le matin même sous ce lit, je ne peux fer mer l’œil ; et ce n’est qu’à 4 h 30, lorsque nous reprenons notre vol fastidieux au-dessus du " matto " que je m’assoupis enfin. Au soleil levant nous survolons Bahia, ancienne capitale du Brésil, fière de ses trois cents mille habitants et de ses trois cent soixante-cinq églises ; puis, nous atterrissons cinquante kilomètres plus loin, sur un terrain découpé en pleine forêt vierge.
Cet immense quadrilatère fut entièrement aménagé par l'Aéropostale ; ce qui représente un bon nombre d’hectares défrichés et nivelés, de tonnes de matériaux amenées en pirogue sur soixante kilomètres de rivières et de routes taillées dans la forêt; et sait-on que, sur quarante-six terrains utilisés par la ligne, trente-cinq ont été créés par la compagnie au prix de semblables efforts ? Cela explique pourquoi aucune organisation étrangère n’avait cru possible avant nous l’établissement d’un service régulier. Ces relais constituent des îlots français organisés par quelques mécaniciens courageux qui vivent en plein bled, exposés à de multiples dangers dont les plus redoutables sont les fièvres et les serpents ; je voudrais leur parler; mais nous n’avons que le temps de changer d’avion et de nous élancer à 7 h 55 sous une voûte multicolore formée de cinq arcs-en-ciel.
Le radio me transmet alors par écrit le dernier message: Géo Ham a-t-il l’intention de continuer sur Buenos Aires ou d’attendre le prochain courrier ? Ma réponse est aussitôt rédigée: J’accompagnerai jusqu’au bout les sacs postaux... Et pourtant je tombe de fatigue et de faim ; l’étape d’aujourd’hui me semble interminable : ce soir seulement nous serons en vue de Rio de Janeiro après avoir touché Caravellas et Victoria, après avoir survolé des étendues infinies de plantations... A la nuit tombante nous survolerons l’admirable baie: la ville éclairée semblera ruisseler des collines et un halo lumineux fera croire que cet extraordinaire chaos est éclairé par en dessous.
Et puis, après changement d’avion et de pilote, il faudra se lancer au-dessus de la mer, assurer une liaison que Costes Iui même considérait comme très problématique, car ni la côte, qui est rocheuse et déchiquetée, ni l’eau, qui est infestée de requins, ne font grâce en cas de chute... Combien sont illusoires les bouées dont on a encombré mon réduit ! Blotti parmi les sacs, claquant les dents de froid et livré à la fantaisie d’un mécanisme, je ne dois avoir d’espoir qu’en mes deux pilotes, ces hommes hardis qui savent défier la mort. Aussi quel soulagement de voir apparaître, au pied de la Serra Dou Mar, les lumières de Santos.
Santos ! Un nouveau bond sur la carte du monde... Les villes les plus inaccessibles pour moi se juxtaposent et mon esprit n'est pas encore à l'échelle de nos étapes. La descente commence : en passant au-dessus du port le pilote Couret me montre l'immense brasier alimenté par le café que depuis un an l’on détruit. Puis nous touchons le sol. Oserai-je dire que je ne regrette point les quelques heures de repos que le mauvais temps nous force à prendre ! D’autant plus que, pour atteindre Mendoza. nous allons avoir à franchir, presque d’une seule traite, plus de trois mille kilomètres au-dessus d’immenses étendues de lagunes et de mer : jusqu’à Florianopolis la côte, encore hérissée de rochers et dépourvues de plages, se prolonge menaçante.. Et il faut attendre les environs de Montevideo pour qu’apparaissent les grandes plaines monotones et roussâtres où paissent des animaux à demi sauvages : la capitale de l’Uruguay règne sur ces monotones étendues à l’embouchure du Rio de la Plata dont l’immense estuaire barre l’horizon. A mesure que nous nous élevons, le fleuve, roulant sur une largeur de soixante kilomètres ses flots limoneux et agités, devient plus impressionnant. Sur l’autre rive, à peine visible, je contemple obstinément une masse grise dont les contours peu à peu se Précisent : Buenos Aires.

Le directeur de l’Aéropostale, M. Colin-Jeannel, m’attend sur le terrain et me présente à Guillaumet, l’homme dont toute la ville connaît l’épopée, le roi de l’air qui, tombé dans la Cordillère et poursuivi par des vautours, s’en tira sain et sauf après cinq jours d’épuisantes ascensions. C’est lui qui me pilotera au-dessus des farouches montagnes... Si toutefois on me laisse partir. Car, déprimé par le manque de sommeil et par une semaine de privations, j’inspire, avec mes traits tirés, ma barbe de trois jours et ma peau brûlée, une évidente pitié et des amis charitables voudraient me retenir quelques jours. Mais mon refus est catégorique; je profite des courts instants que dure le transport du fret pour noter, malgré la nuit, les perspectives illuminées de ce magnifique aérodrome; mais comment traduire une telle animation ? Chariots et voitures de poste sillonnent le terrain tandis que des employés aux mains promptes trient le courrier au fur et à mesure de son arrivée Un bruit d’activité monte des ateliers de réparation et d’entretien, véritables usines où l’on forge les pièces et rentoile les fuselages... Centre unique en Amérique du Sud et dont l’Aéropostale est encore l’auteur. Mais l’avion trépide déjà et, délaissant la soute où sont entasses trois cents kilos de courrier, je me hisse a bord au côté du radiotélégraphiste Cruveilher, dans l’enchevêtrement des fils et des cadrans.
A Collina, près de Santiago : un gaucho.

7 heures du soir: la nuit est opaque : le pampero, vent des pampas, glace d’avoir traversé les montagnes, nous transit. Comme il n’y a rien à voir et que le bruit du moteur interdit toute conversation, je ne puis que m'intéresser a la man&oeliguvre ; j’admire l’étonnant instrument de repérage qu’est devenue la T.S.F : grâce aux tables radiogoniomètriques de Serres, le radio peut à tout direction des postes avec lesquels il communique. De temps en temps, lorsque des lumières scintillent au-dessous de nous, mon compagnon me montre sur la carte une ville perdue: et pour chasser peut-être le spleen qui nous étreint, il me demande par écrit des nouvelles de France : ‘Que devient M. Herriot ? . . Quel est notre champion de tennis actuel? ‘Vers 1 heure du matin, Guillaumet nous montre du doigt les lumières de Mendoza voilées de brume et demande à Cruveilher. de réclamer, par l'intermédiaire de la radio, l’orientation sur le terrain de tous les projecteurs. L’avion descend, passe entre les feux d’essence, puis s’illumine dans un crépitement : des fusées destinées à éclairer le sol viennent de s’allumer sur le train d’atterrissage : les panneaux vernis brillent et les haubans s’inscrivent en ombres sur les plans... Puis le feu d’artifice cesse: nous sommes à terre.
Après quelques heures de repos, Guillaumet m’éveille au petit jour et m’entraîne dehors où, malgré mes vêtements de cuir, ma chemise bourrée, je suis immédiatement pénétré par un froid terrible. La Cordillère, dont je n’avais point soupçonne hier la présence, se dresse immense, écrasante, avec ses entassements de rochers et de neige, avec ses contreforts menaçants ; et le pilote m’en fait admirer, en termes attendris, les sommets rosis par l’aurore.
L’avion qui doit franchir ce formidable obstacle est un Potez 25, appareil de chasse choisi pour ses qualités ascensionnelles, mais non conçu pour le transport des bagages ; et lorsque je m’assieds sur les sacs, dans la soute rudimentaire, tout mon buste dépasse.. II faut donc m’attacher au fuselage avec des cordes, en prévision des remous formidables qui cahoteront l’appareil.
Nous décollons : le mur gigantesque est contre nous, et nous devons prendre rapidement de l’altitude; mais plus nous mon tons plus surgissent d’obstacles ; nous frôlons les massifs en exécutant une danse insensée : pris dans les remous, cahoté en tous sens, fouette à plein corps par un vent qui soulève la neige des crêtes, je me crispe au fuselage malgré mes doigts insensibles.. . Le thermomètre enregistre 35” de froid ; mes oreilles bourdonnent, il me semble que ma tête éclate.
A Santiago du Chili, point terminus, on décharge le courrier qui vient de traverser la cordillère.

Parvenus au col de Caracolles, nous voyons se dresser les deux massifs géants de la Cordillère : le Tupungato et I’Aconcagua, hauts de six mille six cents et de sept mille deux cents mètres. Guillaumet, pour se hisser à leur hauteur, utilise habilement les courants et se faufile à travers un inexprimable chaos montagneux ; il déjoue les éléments qui cherchent à le plaquer sournoisement au soi. Et puis la descente commence, rapide, impressionnante.
Au pied même de la montagne apparaît, minuscule, Santiago du Chili vers lequel nous descendons. Sur l’aérodrome de Cérillos nous attendent, après l’accueil aimable de M. Delleye, le déchargement du courrier et les formalités de douane ; après quoi nous nous rendons à l’aéroport de Coinas, propriété de l’Aéropostale, pour y garer l’avion. Mon objectif est atteint : Géo Ham ‘enregistre’ à Paris a été ‘livre’ à Santiago dans les huit jours ; et il ne me reste plus qu’à lever mon verre en l’honneur de mes compagnons d’aventure : dans le restaurant où nous entrons donc, des gauchos, reconnaissant Guillaumet, se lèvent et entonnent, au son d’une guitare, la chanson à la mode : ..Quand il y a encore une goutte de vie. Un Français ne se rend pas. Guillaumet pour la France, la patrie chérie. Les Chiliens te saluent.
Telle est la propagande que nous font les merveilleux équipages qui, jour et nuit, hiver comme été, accomplissent anonymement les raids les plus audacieux pour porter le nom de la France au-delà des continents : hommes courageux soutenus par une organisation de premier ordre que, par bonheur, les plus fâcheuses compromissions n’atteignent pas. II faut avoir parcouru ces dix-sept mille kilomètres pour comprendre l’importance économique d’une telle liaison : ce service postal qui a drainé, sur certains tronçons, plus de la moitié du courrier. Belle œuvre de paix ! Malheureusement les Français sont en général les seuls à ignorer leurs richesses, qu’ils risquent de laisser échapper par de néfastes querelles de personnes.